L’invitation
Nous abordons l’hiver, la période la plus difficile à vivre pour l’aficionado, à égale distance de ses souvenirs de la saison passée et de ses rêves pour la saison future. Bonne occasion de faire le point sur les uns et les autres. Comme nous l’avons annoncé, nous aurons le plaisir de le faire avec l’aide d’une de meilleures plumes actuelles : Vicente Zabala. Longtemps critique taurin au journal « ABC », il est devenu directeur des pages taurines du journal « El Mundo » où il assure une des meilleures couvertures de la presse espagnole. On peut aussi consulter son blog http://www.zabaladelaserna.com. Pour qualifier son art de la chronique taurine, disons seulement ceci : il réussit la gageure d’informer ceux qui n’y étaient pas, d’enrichir le point de vue de ceux qui y étaient, et de donner un vrai plaisir littéraire à ceux qui n’y sont jamais allés. Avec lui, nous évoquerons les plaisirs et les peines de la saison 2013 et nous tenterons d’esquisser les grandes lignes de celles qui nous attendent, et que nous attendrons ainsi avec plus d’intérêt.
Nous sommes donc heureux de recevoir
Vicente Zabala de la Serna
écrivain et critique taurin
pour une rencontre autour des
« Bilan et perspectives de la saison 2013 »
le mercredi 11 décembre 2013
Le compte-rendu
Bilan de la saison 2013
Avant de commencer son exposé, Vicente Zabala de la Serna a tenu à adresser ses félicitations à l’aficion française pour le travail accompli pour la défense de la fiesta, un travail de fond fait dans le sérieux et la discrétion, sans palabres ni publicité qui se révèle d’une efficacité redoutable.
Alors qu’elle se termine avec un escalafon dont le leader est Juan Jose Padilla, 2013 a été une saison curieuse, marquée par des faenas importantes dont on reparle en citant plutôt les plazas ou les ferias que les mastros : Valencia, Sevilla, Logroño, San Isidro, San Miguel, Alicante … et sans qu’on les ait nommés, apparaissent Juan Antonio Morante de la Puebla et Miguel Angel Perera.
A Valencia, le 19 mars, Morante, offrit un récital, devant le 5éme toro de Juan Pedro, mais un échec à l’épée, lui fit perdre la grande porte que sa faena méritait http://www.elmundo.es/elmundo/2013/03/19/toros/1363717696.html,
A Séville, le 15 avril, il offrit à un Nuñez del Cuvillo une série de véroniques et surtout une époustouflante demi. A Huesca, le 10 août, lors d’un mano à mano avec Enrique Ponce la grave cornada infligée par un toro de Gerardo Ortega l’obligea à annuler des contrats importants et il fut le grand absent de l’été, apparaissant seulement dans les tendidos à Bilbao pour encourager Juan del Alamo,venu en remplacement et à Merida où du fait de son absence, Alejandro Talavante affronta seul avec le succès que l’on sait 6 toros de Zalduendo.
Surmontant physiquement et moralement sa grave blessure il reprit l’épée le 7 septembre dans la très attendue Goyesque de Ronda, difficile challenge consistant à affronter pour un retour 6 toros de Juan Pedro et Parlade auquel il coupa trois oreilles , puis réalisa à Logroño le 20 septembre une faena remarquable de temple et de toreria à un toro de Vellosino.
Miguel-Angel Perera a trouvé cette année des toros qui lui ont permis d’exprimer son « poder ». Sa saison, en ascension constante, a été remarqualble et régulière et à un niveau que l’on n’avait pas revu depuis la grave blessure reçue à Madrid le 3 octobre 2008. Parmi les grands moments de cette saison on retiendra ses faenas de San Isidro (Alcurrucen), d’Alicante (Alcurrucen), de Logroño où face au 6ème (Vellosino), il sut, avec finesse et temple, relever le défi après les 2 oreilles que Morante venait de couper . Enfin à la San Miguel de Séville, après avoir coupé une oreille à son 1er toro de Olga Jimenez, un échec à l’épée à sa seconde faena, le priva des 2 oreilles qu’elle méritait et de la sortie par la Porte du Prince.
Relancée à Huesca après la blessure de Morante qui l’obligea à tuer seul les 6 toros de ce mano a mano, la saison d’Enrique Ponce culmina au mois d’août avec 2 tardes importantes à Bilbao où le 19 aoùut, il coupa 1 oreille (avec forte pétition de 2°) à un toro de Garcigrande et le 21, face à des Alcurrucen, il réalisa une faena « juste », esthétique qu’il ne concrétisa pas à l’épée. Il fut déclaré triomphateur de la feria (ex aequo avec El Juli) par le prestigieux Club Cocherito[1] .
Toutefois, la faena la plus intense et la plus émouvante des « corridas generales » de la Aste Nagusia de Bilbao fut celle d’Ivan Fandiño le 22 août devant Cachero, le 2ème Jandilla, toro sans doute le plus brave de l’année : une faena de 2 oreilles que le président Matias Gonzales lui refusa au nom d’on ne sait quels critères, donnant l’impression qu’il « protégeait » celles qu’il avait accordées quelques jours auparavant à El Juli et le privant ainsi du titre de triomphateur qu’indéniablement il méritait. Ivan,triomphateur à Pamplona malgré la cornada reçue le 22 mai à Madrid n’a cependant pas réussi le « pas de plus » que lui aurait apporté un triomphe lors de ses 2 après-midi de la feria d’Otoño où il ne put briller ni devant les Victoriano del Rio ni devant le médiocre lot d’ Adolfo Martin. Ce pari, en fin de saison, n’était en effet pas sans risque…
La saison de Julian Lopez El Juli avait commencé très fort par une sortie en triomphe à Séville devant les Garcigrande le jour de Pâques. Malheureusement, 20 jours plus tard dans cette même arène, le 1er toro de Victoriano del Rio lui infligea une sérieuse cornada qui nécessita plusieurs opérations, par des chirurgiens différents, dont il eut beaucoup de mal à se remettre physiquement et très probablement moralement, d’autant qu’elle intervenait après un accident de voiture subi fin janvier qui en plus d‘une fracture du radius l’avait beaucoup affecté. Bien que son ambition soit intacte, il semble, depuis, avoir perdu de sa « fraicheur », perdu la pureté du placement, sacrifié l’esthétique dans la recherche de profondeur en adoptant un toreo « tordu », en quête d’un allongement démesuré de la passe et, en réalité, beaucoup moins bon qu’à ses débuts. Quel effet peut avoir, sur des jeunes dont il reste le modèle, son toréo de la hanche et non de la poitrine?
Son triomphe le 14 septembre à Nimes devant Furtivo de Garcigrande auquel il coupa 2 oreilles et la queue et qui fut récompensé par un tour de piste, n’a pas permis à Jose Mari Manzanares de racheter sa mauvaise saison. Cette saison avait mal commencé à Séville le jour de Pâques puis surtout, dans son solo du 14 avril où il fallut attendre le 6ème pour le voir, porté par le public, aller à la porte du toril pour recevoir un Juan Pedro auquel il coupera 2 oreilles. Echec indéniable devant des toros qui chargeaient et qui permettaient beaucoup plu que ce que Manzanares, absent, leur a donné. Il a été cette année été une caricature de lui-même, toréant avec l’ esthétique qui est naturellement la sienne, mais devenue vide, sans fond, et sans sincérité.
C’est sans préparation devant cet élevage qu’ Alejandro Talavante s’est présenté à Las Ventas le 18 mai pour affronter 6 Victorino et la tarde qui s’annonçait comme la plus importante (du moins sur le papier) de la San Isidro. fut un échec retentissant. La seule présence constante fut celle du vent car, ni les toros, pourtant bien présentés dans l’ensemble mais manquant cruellement de race, ni le maestro, incapable d’appliquer à ces toros le toréo qu’ils exigent ne réussirent à la faire décoller. Pourtant, avec une main gauche assez exceptionnelle et la façon qu’il a d’entraîner le public, Talavante qui reste un torero impossible à définir, capable du pire comme du meilleur, torée de mieux en mieux. Il a cette année ouvert 3 grandes portes, dont celle de Las Ventas le 24 mai après avoir coupé 2 oreilles à un Victoriano del Rio et surtout celle de Merida où il se retrouva seul devant des Zalduendo auxquels il coupa 4 oreilles et 2 oreilles et la queue symboliques au 4ème « Taco » qui fut gracié.
Malgré une évolution importante, surtout avec la main gauche, la saison de Sébastien Castella a été celle des occasioins manquées depuis Arles dans son mano a mano avec Juan Bautista lors de la feria de Pâques, à son solo à Béziers le 15 août, en passant par les Fallas. Il doit en partie à son choix d’indépendance une carrière un peu compliquée. Eloigné du mundillo, resté l’an dernier à l’écart du G10, il mène sa carrière en solitaire. Bien que dirigé par la « casa Lozano », mais à l’intérieur de celle-ci par Luis Manuel Lozano, tout aussi indépendant que lui, on ne l’a pas vu cette année devant les Alcurrucen ni à Pamplona ni à Bilbao.
La saison d’Antonio Ferrera a été techniquement remarquable. Bien que toujours aussi baroque, parfois exagéré aux banderilles, il s’est imposé comme un grand professionnel et un très grand lidiador, et est en passe d’occuper, dans la catégorie qui est la sienne, la place laissée vide par la retraite de Jose Pedro Prados « El Fundi ». Sa prestation à la San Isidro le 30 mai devant des Adolfo Martin (1 oreille), lui a valu le titre de triomphateur décerné par la Communauté et l’Ayuntamiento de Madrid et, dans les mêmes arènes, le 7 octobre lors de la féria d’Otoño, il se montra à la hauteur de cette récompense en réalisant devant un autre Adolfo, auquel il coupa une oreille malgré un pinchazo, une faena intelligente, templée avec de superbes muletazos de la main droite sans l’épée, al natural.
En regardant ce bilan de la saison du point de vue des matadors de toros, on s’aperçoit que parmi ceux que l’on classe au rang de « figuras » on ne trouve aucun « jeune ». Tous ont pris l’alternative entre 1990 (Enrique Ponce) et 2006 (Alejandro Talavante) et l’on peut avoir le sentiment de voir se répéter d’année en année les mêmes cartels, (toros et toreros) aux mêmes dates sans que rien ne vienne troubler cet ordre qui semble gravé dans le marbre. La seule entorse qui aurait pu se produire cette année, par la présence de El Juli devant les Miura lors de la feria d’avril de Séville, n’a pu avoir lieu en raison de la blessure du maestro quelques jours auparavant et un accident stupide a privé l’aficion du retour de Jose Tomas.
Il y a indéniablement une faille dans le système mais comment analyser ce blocage sans simplement l’imputer à la crise qui, obligeant les organisateurs à réduire le nombre de spectacles, les conduirait à faire appel aux figuras pour s’assurer un nombre d’entrées suffisant ?
Alors que chaque année on voit poindre des novilleros prometteurs, que penser du rôle de Las Ventas qui, au lieu de les engager alors qu’ils ont déjà un minimum d’expérience, leur impose des bêtes ressemblant plus à des toros qu’à des novillos, venant parfois de ganaderias très dures que même les maestros ne toréent pas, les « casse » avec une absence systématique de récompense (23 novilladas, 2 oreilles) et les précipite dans le découragement et vite dans l’oubli. Madrid, comme dernière plaza de temporada, ne joue pas le rôle qu’elle devrait avoir de « pourvoir » la fiesta de sang neuf.
On a vu cette année arriver des jeunes intéressants : Sergio Felipe, Filiberto, Alvaro Lorenzo (zapato de oro 2013), Clemente, Posada de Maravillas… Où seront-ils en 2014 ?
Si l’on ne modifie les règles qui imposent aux novilleros de se présenter avec des cuadrillas complètes, si l’on ne modifie pas la fiscalité des spectacles de novilladas qui vont voir la TVA passer de 8% à 21%, ce qui, en cette période de crise, fera fuir le public, les novilladas disparaitront et avec elles la relève qui est tant espérée.
Enfin, et de manière plus générale, il est grand temps pour le monde du toro, d’avoir une réflexion sur l’économie de la fiesta. Les profits sont aujourd’hui très inégalement répartis. Il faut absolument protéger les intérêts des ganaderos et des novilleros. En revanche, vedettes et propriétaires d’arènes devraient savoir faire le geste de réduire la part qui leur revient et les empresas devraient, comme l’a fait Albacete, avoir une politique volontariste de prix leur permettant, en remplissant les arènes, à la fois de couvrir leurs frais et d’attirer vers la fiesta un public jeune et disposant de moyens limités.
Dans une approche qui ne se positionne ni comme toriste ni comme toreriste mais qui ne veut retenir que le toreo de qualité et le toro brave, les élevages qui ont été le plus réguliers sont ceux de Victoriano del Rio, Garcigrande et Alcurrucen. Par ailleurs, alors que certains, fortement critiques vis-à-vis du « mono encaste Domecq » continuent à exiger des « vrais toros », on notera que les 3 plus graves cornadas de la saison ont été données par des toros de cette lignée : Victoriano del Rio à Séville (Juli), un Parlade à Madrid (Fandiño) et un Gerardo Ortega à Huesca (Morante) et on peut même penser que le Jandilla toréé par Ivan Fandiño à Bilbao aurait pu avoir le prix du toro de la feria …, s’il avait porté le fer de Victorino Martin.
[1] mais également par le groupe d’aficionados du Club Taurin de Paris présents à Bilbao.