Le dimanche 18 avril 1920 débutait à Séville le cycle des corridas traditionnellement organisées lors de la feria d’avril.
Composée de six corridas de toros successives du 18 au vendredi 23 avril, cette édition offrait le caractère unique d’être organisée conjointement dans deux plazas différentes et séparées d’environ deux kilomètres, la Real Maestranza et la toute récente plaza « Monumental » située dans le quartier de San Bernardo et inaugurée le jeudi 6 juin 1918.
Lors du printemps 1919, les deux arènes se livrèrent à une concurrence ouverte, chacune avec son « champion », la Maestranza avec Juan Belmonte et la Monumental avec José Gomez « Joselito ». La nouvelle arène voulait tout naturellement « en faire plus » et organisa pour Pâques une corrida, le sabado de gloria puis, lors de la feria d’avril, proposa cinq corridas au lieu de quatre à la Maestranza. Cependant, comme le déplora Gregorio Corrochano à l’issue de la feria, « les deux arènes ont divisé l’aficion et ce qui est pire, supprimant la compétition entre les toreros, elles ont ôté tout intérêt à la fiesta, sans Gallito et Belmonte, la fiesta n’est rien, avec un seul, elle est peu de chose ». En outre, confrontés à deux offres simultanées, les spectateurs ont été obligés de choisir. En conséquence, en avril comme à la San Miguel, la Monumental a peiné à se remplir et la Maestranza a été conduite à proposer des places à prix réduits.
La rivalité entre les deux arènes a également eu un impact financier sur les organisateurs, avec une baisse générale des revenus tirés des spectacles. Les différents événements organisés par les arènes concurrentes ont divisé l’attention des aficionados et conduit à une diminution de l’engouement pour les corridas. Cette situation a incité les deux arènes à revoir leur stratégie de programmation et de tarification pour attirer de nouveau le public et restaurer l’intérêt pour la fiesta. La concurrence a finalement forcé les arènes à collaborer davantage pour préserver la tradition taurine et maintenir leur attractivité auprès des spectateurs.
Pour la saison 1920, les intérêts bien compris de chaque camp les ont conduits à opter pour une organisation concertée; une société unique, la _**Taurina sevillana**_, qui a pris en charge la confection des affiches: la course de la _Resurrection_, le 4 avril, aura lieu à la Maestranza. **José et Juan** y feront le paseo cote à cote, accompagnés, le premier par son beau-frère **Ignacio Sánchez Mejías** et le second par son filleul d’alternative **Manuel Jiménez "Chicuelo"**; puis, pour la feria du 18 au 23, trois courses au Baratillo, suivies de trois courses dans la plaza de San Bernado. **Corrochano** qui, dans la chronique d’octobre 1919 intitulée "Joselito torée dans le patio de sa maison", avait dénoncé les facilités et le triomphalisme qui selon lui entachaient les prestations de "Joselito" lors des corridas de la San Miguel, reprend cette métaphore des "patios" dans sa chronique de l'_ABC_ du 20 avril 1920 "_cette année deux patios rivaux se sont fait amis et cette paix est matérialisée par le fait que les voisins du patio de Belmonte célèbrent trois corridas en l'honneur de Gallito et les voisins du patio de Gallito trois courses en l'honneur de "Belmonte"_
Ainsi ce cycle férial en forme d'échange de courtoisies va mobiliser six toreros devant six élevages de premier plan : les deux "as" "Joselito" et Belmonte pour quatre paseos, pour trois paseos, par ordre d'alternative, Manuel Varé"Varelito (ce belluaire de Triana, auquel "Joselito" a donné l'alternative en septembre 1918), Ignacio Sánchez Mejías et le jeune "Chicuelo" et seulement deux paseos pour Manuel Belmonte "Belmontito", frère de Juan. Le dimanche 18, alors que la reine Victoria Eugenia, en visite à Séville, est présente dans la loge royale, la Maestranza est pratiquement pleine, malgré quelques vides dans les gradas de soleil.
Devant les Santa Coloma au jeu varié, les émotions majeures viendront des coups d’épée de « Varelito » qui s’abat en toute rectitude sur les toros. Lors de l’estocade du 4ème, il est accroché par la ceinture et violemment secoué mais, sans considération pour son état, il fera un tour de piste avant de gagner l’infirmerie. Sánchez Mejías va se montrer volontaire mais laborieux et « Chicuelo » se distinguera uniquement avec le capote lors de sa réception par véroniques devant le 3ème et lors de quites au 5ème. À cette course d’ouverture ne figuraient ni José, ni Juan.
SANCHEZ MEJIAS
Le lendemain, La Maestranza est pleine pour voir Belmonte, flanqué de son jeune frère, recevoir son rival « dans le patio de sa maison ». Le trianero a mis les petits plats dans les grands avec les toros Tamaron de Ramo Mora Figueroa, très apprécié de José qui les a présentés l’année précédente à la Monumental. Hélas, le lot de « Las Lomas » se révèle très inégal aussi bien au physique qu’au moral. Le premier, mou, conduit José à se réfugier dans les figures spectaculaires, le 2ème entretient l’illusion lors des véroniques de Belmonte mais ne va guère au-delà. Si le 3ème, un colorado, se montre plus bravo, il est trop châtié aux piques et échoit à « Belmontito » qui se révèle peu à même d’en tirer profit. Avec le 4ème, les choses vont s’envenimer. L’animal très petit, avec une tête de becerro, suscite de fortes protestations. José, tout comme Juan, n’interviennent absolument pas et laissent toute la lidia aux subalternes. La bronca enfle et devient assourdissante quand, après l’attente d’une éventuelle décision présidentielle, « Joselito » porte un coup bas après une rapide mise en place. Juan Belmonte, se comportant en hôte courtois comme l’insinue avec ironie Gregorio Corrochano, escamote de la même façon le toro suivant alors que rien ne le justifie. Et dans cette Espagne qui connaît alors de nombreuses grèves, il semble que les maestros font eux aussi la grève, poussant l’indignation à son comble. La tarde la plus attendue est devenue celle du scandale.
Malgré cette ombre forte, la Maestranza connaît encore une belle affluence le mardi 20 où l’affiche propose des toros de Manuel Rincón pour Juan Belmonte, « Varelito » et « Chicuelo ». Quoique qualifiés de terciaditos, les animaux ne sont pas contestés, mais Belmonte, mal servi et peu à l’aise, continue à paraître absent. Les deux lumières du jour sont apportées par le coup d’épée de « Varelito » au 5ème et le torero classique à la fois profond et élégant de « Chicuelo » à ses deux toros, mais surtout au 6ème ; comme l’écrit « Don Criterio », si on avait vu ensemble ce torear et ce matar, on pouvait s’en aller comblé ! Sans obtenir de trophées en raison de sa maladresse à la mort, « Chicuelo », reconnu par les éminents critiques, était entré ce jour-là dans le gotha des grands artistes du torero.
Après ces trois premiers rendez-vous de la feria dans le cadre historique de la Maestranza, les trois suivants vont se dérouler à la Monumental, chez « Joselito », qui avait tenu à ouvrir les trois affiches.Le mercredi 21 devant ces Murube qu’il a fait acquérir en 1917 à Manuel Urquijo au nom de son épouse Carmen de Federico, il est accompagné de Belmontito et Sánchez Mejías. Alors que la reine visite Triana, les gradins de la Monumental n’enregistrent qu’une faible entrée, aussi bien à l’ombre qu’au soleil. Joselito, sifflé à son premier, est applaudi au 4ème qu’il banderille et tue avec aisance, puis ni Manolo Belmonte, maladroit, ni Sánchez Mejías, spectaculaire avec les banderilles mais peu adroit à l’épée, ne se distinguent.
Le lendemain, jeudi 22, les tendidos sont nettement mieux remplis, sans atteindre le plein, pour suivre « Joselito », Juan Belmonte et « Chicuelo » combattre les vasquenos de Guadalest. Dès le paseo, le public prend position en sifflant les deux maestros et en ovationnant le chico en souvenir du torero dispensé deux jours auparavant. Ce soutien ciblé se confirme lors des quites aux deux premiers toros, mais perd de son intensité au 3ème pour se métamorphoser en quelques sifflets sanctionnant un travail sans repos et des coups d’épée médiocres au 6ème. Si Juan Belmonte, peu heureux au sorteo, connaît encore une mauvaise journée, « Gallito » mobilise ses facultés physiques et ses ressources de lidiador pour s’imposer aux Guadalest mous et vite figés. Après un tour de piste avec chaque toro, il quitte son « patio » sous l’ovation.
Pour conclure cette féria d’avril des deux arènes, la Monumental propose une corrida de huit toros , de surcroît du fer de Miura, pour « Joselito », Juan Belmonte, « Valerito » et Sanchez Mejias. les gradins sont fort bien remplis mais les Miuras n’ont rien de ce que l’on attend; ni la combativité dure, ni la malice assassine; comme nombre de toros »modernes », ni bravos ni mansos, ils se laissent « coller lances y pases » Les deux matadors récents se cantonnent dans leur rôle, une estocade mémorable pour Varé et un engagement souvent téméraire pour Sanchez Mejias. « Don Juan » quant à lui sort de la feria sans y etre réellement entré quel ait été le patio et José qui, comme la veille, s’est comporté en novillero sabio , associant le courage d’un débutant aux ressources de domination d’un expert sachant tirer le maximum d’un bétail médiocre, quitte sa Monumental sous les ovations enthousiastes que lui dédient aussi ceux de la Alamenda que ceux de Triana, ceux de Santa Cruz comme ceux de San Bernardo.
Après cette victoire relative de la féria co-organisée , douze paseos seulement le séparent de celui du 20 mai sur la piste de Talavera, cette « Caprichosa » inaugurée en septembre 1890 par son père Fernando Gomez. Après la mort de José la Monumental donnera sa dernière corrida le dimanche 3 octobre 1920 avant d’etre démolie en 1930
Texte publié dans les bulletins du Club pendant la période du Covid, rédigé le 17 avril 2020 par Jean Pierre Hedoin Président d’Honneur du Club Taurin de Paris Photos fournies par Alain Davia membre du Club Taurin de Paris