Le Club Taurin de Paris est une histoire de fous ; quoi d’original, dira-t-on ? Il faut être un peu fou pour être aficionado, un peu plus fou encore pour l’être en habitant Paris. Oui, mais observons que ce club a été créé, en 1947, par des gens rendus fous par l’impossibilité où ils s’étaient trouvés d’aller voir des courses en Espagne pendant les longues années de guerre, civile puis mondiale. Il y a plus, deux des fondateurs, le Président Ey et le vice-président Paraire, étaient des psychiatres ; ils savaient ce que folie veut dire. Et ils n’hésitent pas à fonder cette association dont un des buts principaux est de se grouper pour aller voir des taureaux en Espagne, un pays qui à cette époque est loin d’être politiquement correct, et qui en a encore pour quelques années avant de le devenir touristiquement.
Cette date de naissance confère au CTP l’honneur d’être la plus ancienne des associations d’aficionados de la région parisienne existant aujourd’hui et l’une des plus anciennes du monde (la 23ème selon Cossio), mais il avait eu, nous dit Paco Tolosa, deux prédécesseurs : LE TORO, Cercle taurin parisien (1899-1930) et LE BURLADERO (1931-1939). Parmi les membres des premiers temps on relève les noms d’artistes comme Roger Wild, auteur de l’insigne du club, d’écrivains comme Michel Leiris, de journalistes, d’éditeurs, d’avocats ; indiscutablement deux hommes ont été, de longues années, l’âme du CTP et ont fait sa réputation, Claude Popelin et Paco Tolosa ; ils sont les deux revisteros et écrivains français dont les oeuvres ont le plus marqué plusieurs générations d’aficionados. C’est d’eux que le club tirait sa substance, ainsi que de l’inlassable aficion de ses fondateurs et du dévouement d’Odette Hirsch, qui en fut longtemps Secrétaire générale avant de succéder au Dr Ey à la présidence.
Ainsi le premier atout du CTP fut de compter parmi ses membres quelques personnalités exceptionnelles. Le deuxième atout du club c’est évidemment Paris. Le prestige et l’attrait de cette ville font que les personnalités du petit monde taurin s’y laissent volontiers inviter. Le seul contre-exemple connu est celui du regretté Don Eduardo Miura, pour qui Paris fut toujours décidément trop loin de Zahariche. Un autre regret, et double, concerne Paquirri dont la venue, en compagnie de José-Antonio del Moral, a été empêchée au dernier moment par une grève ; Pozoblanco est arrivé avant que nous ayons pu reprendre date. D’autres grands manquent à notre liste, mais beaucoup y figurent ; dans les années 50, la venue de Luis Miguel laissa un souvenir inoubliable ; plus tard, celle du Cordobés. Plus tard encore Antonio Ordonez fut des nôtres, accompagné de son petit-fils qui recevait le prix Claude Popelin, décerné à Paquirri pour sa dernière saison. Lorsque la remise de ce prix, créé par Sat Popelin pour récompenser le meilleur lidiador de la saison en France, a eu lieu à Paris le CTP y a été naturellement associé; ce fut pour Ruiz Miguel, Nimeno (par deux fois), Joselito.
Chaque saison le club reçoit un ou deux invités venant d’Espagne. Comme les contraintes professionnelles font que les dates se fixent parfois très tard, cela ne va pas sans quelques problèmes matériels d’organisation, de celle du logement à (quelquefois) celle d’une soirée au Lido ou au Moulin-Rouge. S’y ajoutent les nécessités de la traduction, car peu nombreux sont les conférenciers qui s’expriment en français comme Manolo Chopera. En tous cas, au fil des années, nous avons appris ainsi beaucoup de choses, et toujours différentes, de matadors comme El Viti, Espla, Mendez, Nino de la Capea, Jesulin, Manzanares, de subalternes comme Michel Bouix, El Formidable, Bourret, d’éleveurs comme El Viti (encore), Victorino Martin, Alipio Perez, Alvaro Domecq, Yonnet, Pablo Romero, Juan Pedro Domecq… et bien d’autres ; les points de vue sont tous différents mais l’aficion est commune à tous ; ce qui importe est de la transmettre, et il y a aussi des journalistes, des écrivains comme Paco Tolosa, Jean-Marie Magnan.. . et même de simples aficionados, membres ou non du CTP, qui le font admirablement. Il n’est que de les faire venir à Paris.
Mais Paris recèle des possibilités incroyables puisqu’on y trouve d’anciens toreros, des flamencos, et de quoi faire (nous l’avons fait) un rallye tauromachique. Jusqu’au début des années 80 les réunions avaient lieu dans le cadre prestigieux de la Bibliothèque Espagnole ; cette bibliothèque, située avenue Marceau, possédait une salle de réunions toute en beau parquet, stucs et cheminée de marbre, avec estrade et piano, qui convenait admirablement à des conférences faites par et pour des gens cultivés et un tantinet mondains. Elle convenait moins sans doute à des discussions enflammées d’aficionados prodigues de gestes, que l’on ne pouvait soutenir en fumant, encore moins en buvant ou en mangeant des tapas. Mais cela avait quelque chose de très espagnol, évoquant ces cercles très sérieux qu’on trouve à Madrid ou à Séville.
Il est indéniable que le club reste encore aujourd’hui marqué par ses origines, tout en étant peut-être moins compassé ; même s’il a fait du chemin dans cette direction, il est encore assez éloigné de l’image qu’on peut avoir d’une pena du sud de la France, particulièrement au moment de la feria locale. Nous n’avons pas de feria locale et par conséquent pas de politique taurine locale où nous immiscer, pas d’attache politique, économique, syndicale ou de clocher. On gagne en sérénité ce qu’on perd en activisme. Ce qui n’empêche pas le club de compter parmi ses membres un certain nombre d’aficionados practicos. Ni d’avoir des activités qui sont, somme toute, celles de tous les clubs : colloques, tertulias, projections. Mais nous n’accordons pas l’exclusivité au témoignage, qu’il soit celui d’une personne ou celui des faits transmis par l’image. Nous aimons inclure dans nos réunions des débats d’idées ayant un thàme et une problématique définis, et si nous n’avons pas d’invité pour les mener ou les introduire nous nous en chargeons nous-mêmes. Je me souviens, par exemple, d’un débat très profond sur le thème des rapports entre tauromachie, rugby et opéra, animé par Jean Lacouture, Catherine Clément et Pierre Albaladejo ; de soirées consacrées à la critique taurine, au rejoneo, à la typologie du taureau, et autres thèmes techniques. Il y a parmi nous des gens qui ne détestent pas la théorie ; ils font, par exemple, celle de la carte politique de l’aficion, en distinguant (arbitrairement) une droite (torerista) et une gauche (torista). Qu’il soit clair que le CTP lui-même n’a aucune ligne « politique » de cette sorte ; toutes les opinions s’y expriment, et s’exposent à la critique. Aussi n’a-t-il jamais connu de déchirements de factions. Ce club, pour conclure, n’a qu’une vocation : permettre à ses membres d’exprimer et d’approfondir, loin des plazas, leur aficion. Sans local, sans affiches, sans trophées ni banderilles ni trastos, sans même une guitare, souvent même sans images, nous évoquons la passion taurine avec des mots qui remplacent Paris, ses pavés et ses marbres, par un cercle de sable entouré de gradins.