En l’absence d’Antonio Ferrera, que le club avait invité et qui était souffrant, la soirée a été consacrée à des échanges entre les membres, quelques uns d’entre nous acceptant d’évoquer des questions qui nous intéressent tous.
Le premier intervenant, Francis Wolff, a parlé de l’état de la fiesta aujourd’hui. Celle-ci se porte mieux, a-t-il dit, en France qu’en Espagne. Il a notamment évoqué Mont de Marsan et Dax, dont les férias font le plein, mais aussi des arènes du Sud-Est, comme Nîmes et Arles. La qualité était aussi au rendez-vous, avec des férias équilibrées tant du point de vue des taureaux, souvent impressionnants, que des toreros. Côté espagnol le bilan est en demi-teinte avec une féria de Séville très décevante en l’absence des « figuras », la baisse des entrées à Bilbao, une féria de Madrid plus satisfaisante, et la résurrection des arènes de Saragosse. Il y a en Espagne un vrai problème qui est d’abord économique. Le nombre des abonnements diminue, et les spectateurs choisissent plutôt des corridas avec vedettes, ce qui rend plus difficile la carrière des toreros plus jeunes qui pourraient réveiller l’intérêt du public.
On ne peut d’ailleurs, pour l’Espagne, se borner à des explications économiques. Le fait est que les jeunes, et surtout les étudiants s’intéressent de moins en moins à la corrida, y étant même éventuellement hostiles. Et le parti qui a récemment progressé dans les sondages, Podemos, a inscrit dans les premiers articles de son programme politique l’interdiction de la Corrida. Dans le Sud-Est ou le Sud-Ouest français on n’imaginerait pas un parti qui pourrait afficher cette position.
Après avoir évoqué les succès de Bautista à Arles F. Wolff indique qu’on peut prévoir qu’à travers Marie Sara Arles passera à son tour sous contrôle Casas, ce qui devrait permettre d’enterrer la hache de guerre dans le Sud-Est. En revanche, et comme le souligne également Araceli Guillaume, Casas n’a jamais pu réellement s’installer à Madrid.
Araceli Guillaume enchaîne sur le Congrès récent de Séville, auquel elle a assisté d’un bout à l’autre, et qu’elle a trouvé d’un excellent niveau. Elle revient sur la comparaison entre la France et l’Espagne, du point de vue de l’historienne qu’elle est. La crise espagnole n’est pas seulement économique. Elle est sociale (les étudiants ne trouvant pas de travail) et culturelle. C’est une crise des valeurs. Dans cette situation nouvelle la tauromachie n’est pas « à la mode ». La bourgeoisie barcelonaise a déserté les arènes, et les grandes entreprises de Bilbao n’offrent plus des places aux personnes avec lesquelles elles travaillent. Cependant A. Guillaume rappelle que depuis plusieurs siècles lorsqu’il y a eu des bouleversements sociaux importants la tauromachie a vécu des moments très difficiles, mais elle a toujours survécu, même si à Madrid elle a été interdite pendant 60 ans. Où pourrons nous trouver aujourd’hui le sursaut nécessaire ? Le problème n’est pas tant celui des anti-taurins, mais des indifférents. Tout cela nous oblige à sortir le meilleur de nous mêmes.
Il existe en somme des différences fondamentales entre la France et l’Espagne… L‘aspect « people » de l ‘aficion d‘antan qui a disparu aujourd’hui, les racines urbaines en France et rurales en Espagne. L’ aficion française a une approche plus rationnelle de la corrida. Espartaco avait dit « quand les français vont aux arènes, on a l ‘impression qu’ ils ont un livre en poche » .
André Berthon présente ensuite le prix Claude Popelin . Créé en 1982 par la veuve de Claude Popelin, Montserrat Romana, dite Sat, et alloué au meilleur « lidiador » de la saison en France. Qu’est un bon torero si ce n‘est celui qui comprend le taureau et qui le torée bien. La lidia est donc l’affaire de tous aussi bien du matador que du subalterne. Le prix est décerné par l ‘ensemble de l’aficion française et s’est voulu dès la départ une émanation de « la volonté populaire ». Les représentants des journaux taurins, les deux Fédérations regroupant les clubs taurins (la Fédération des Sociétés Taurines de France – FSTF -, l’Union des Clubs taurins Paul Ricard), l’Union des Villes Taurines Françaises – UVTF -, l’Union des critiques taurins du Sud-est et du sud-ouest et le bureau de l ‘Association Claude Popelin. Les voix vont par deux ou quatre avec vote prépondérant aux présidents. Le prix a 32 ans et a été décerné pour la première fois à Paco Ojeda en 1982 puis en 1983 à L.F. Espla. « El Fundi » est celui qui a été plus souvent primé (1990, 2003, 2004, 2008), César Rincon trois fois (1991, 92, 93) , « El Juli » également trois fois, Nimeño deux, L.F. Espla une deuxième fois, S. Castella (2). Cinq prix ont été remis à Paris dont celui de Paquirri à titre posthume. Ruiz Miguel, Manzanares et Curro Romero n’ont pas reçu leur prix. Trois prix ont honoré des subalternes dont un en 1988, en 1997 à Jean-Marie Bourret et le troisième à « El Chano » dont on connaît le destin accidenté. Traditionnellement, le prix était remis à Bayonne sous forme d’une sculpture du grand sculpteur Venancio Blanco, dont tout afaicionado connaît la statue de Belmonte sur la plaza del Altozano à Séville. La ville de Bayonne ne souhaitant plus continuer à financer la reproduction de la statue, l’Association a recherché des fonds pour reproduire la statue. Le prochain prix sera remis à Ivan Fandino à Paris et désormais cette remise sera effectuée dans différentes villes taurines..
Afin que le Club rende un hommage à José Maria Manzanares, récemment décédé, Jean-Pierre Hédoin propose d’évoquer les grandes étapes de sa carrière et de situer sa place et son apport dans l’histoire de la tauromachie. Si Manzanares n’a jamais été considéré comme un « torero d’époque », s’il n’a pas été un torero déclenchant de fortes émotions liées au danger du combat, ayant été rarement blessé, il est un jalon majeur entre les toreros « classiques » des années 50 60 (il a reçu l’alternative en 1971 des mains de Luis Miguel Dominguin) et les toreros des années 90 – 2000 (dont Enrique Ponce, qui est un de ceux qui a le plus retenu de son style, – alors que José Tomas ne me semble pas de cette lignée… ). Dans cette longue carrière de plus de trois décennies les périodes fastes ont alterné avec des périodes plus difficiles mais sa grande technique et sa volonté lui ont permis de surmonter tous les obstacles, que ceux-ci soient techniques, comme l’arrivée du taureau « marqué » (c’est à dire qui avait nécessairement 4 ans), en 1973, ou « moraux », comme la mort de son banderillero Manolo Montoliu, le 1er Mai 1992 à Séville.
Pour parler de Manzanares, qui a été un invité du Club en 1996, J-P Hédoin fait état du fait que ce torero l’a « marqué ». A ses yeux, Manzanares est ce ces rares toreros qui sont des grands dominateurs et créent de la beauté sans qu’on puisse les dire « techniciens » ou « artistes » ; le courage est présent sans ostentation d’exposition, les solutions aux difficultés posées par chaque toro semblent couler de source et la gestuelle est harmonieuse sans apprêt, ni affirmation de « vouloir faire l’artiste », c’est la, si difficile, simplicité du naturel, le toreo qui semble se faire tout seul sans effort.
On ne reprendra pas ici l’ensemble de ce qui a été dit sur la carrière de Manzanares, qui compte par exemple, dès les années 70 de grandes faenas, à Pampelune (où il coupe 4 oreilles) et Bilbao en 1976 ou encore des sorties par la grande porte à Madrid en 1977 (où plusieurs membres du Club étaient présents) et 1978. Ensuite, si la fin des années 70 et le début des années 80 sont plus difficiles, avec le retour des « artistes vétérans » (Manolo Vasquez, Antoñete) et l’arrivée d’une nouvelle génération ( Emilio Muñoz, Paco Ojeda, Espartaco…), Manzanares réagit et en 1983 demande à affronter des Miura à Valencia. Dans les années suivantes, à partir de 1985 il « entre » à Séville ainsi qu’à Ronda (goyesca et corridas concours), n’hésitant pas à toréer tous types de taureaux, et obtient en 1989 un triomphe à Dax avec le taureau « Bigotudo » de Maria Luisa Dominguez Perez de Vargas. Puis, il connaît encore une période d’éclipse au début des années 90 et un nouveau rebond à partir de 1993 (sortant par la grande porte à Madrid et Bilbao, faisant une faena exceptionnelle à un taureau de Gabriel Rojas à Malaga). Il fait ses adieux en 96, mais revient. Il torée alors surtout des récitals, devenant le « torero des toreros ». C’est la période des « faenas secrètes », dans de arènes plus modestes comme celles d’Antequera, Almagro, Algeciras, ou Tudela.
Une carrière longue et importante donc qui explique que Manzanares ait influencé de nombreux toreros qui ont exprime leur sincère et profonde admiration à l’occasion du décès du maestro.
Ajoutons encore quelques anecdotes sur Manzanares qui ont été rapportées durant la discussion : reçu au Club il avait été sensible aux évocations de certaines de ses faenas faites par des membres du Club. Manzanares était un enthousiaste. Accompagné d‘Araceli Guillaume dans ses périples parisiens, il lui a dit qu’il voulait sortir par la Porte du Prince de Séville. Araceli lui a répondu que cela ne serait pas car il était rarissime voire impossible qu’un torero de son âge tue bien deux fois de suite. Après un silence de réflexion, Manzanarés a reconnu que cela était vrai, et cela fut !
L’important chez un torero est l’expression corporelle, la gestuelle qui chez certains s’impose et chez d‘autres ne va pas jusqu’au public. Manzanares n’avait pas de posture, il était toujours naturel quelque soit le taureau: cela s ‘appelle « duende » (la notion fut cependant discutée…)
Quelques questions finales :
Sur la question de savoir comment les jeunes pensent la tauromachie en Espagne, Pablo Martinez, fils du torero Pepe Martinez « Limeño » (qui triompha plusieurs fois à Séville à la fin des années 60 grâce à son toreo vrai, pur et juste), aujourd’hui veedor de Simon Casas et un des professionnels qui connaît le mieux tous les élevages, dit que la situation est très partagée ; ainsi, son frère est très aficionado alors que lui ne l’est que modérément.
Par ailleurs comment concilier cette désaffection des jeunes générations espagnoles avec le nombre relativement importants de jeunes qui fréquentent les écoles taurines ? De fait comme le souligne Araceli Guillaume les écoles taurines donnent le goût du toreo, sans que cela débouche nécessairement sur une carrière de torero. Et Francis Wolff précise que le phénomène des écoles taurines touche des adolescents assez jeunes, à distinguer des étudiants qui aujourd’hui se détournent de la tauromachie.
Patrick Guillaume fait remarquer que les villes qui ont choisi un système de « temporada » et pas de « féria » ont actuellement plus de difficultés. On peut sur ce point penser à Barcelone.
Francis Wolff revient sur le mouvement « Podemos », qui concentre deux aspects anti-taurins : l’aspect anti-centraliste et le phénomène écologiste nord européen, mais aussi sur la différence entre les mouvements anti-taurins en France et en Espagne.
Araceli Guillaume aborde la question de la transmission, qui n’a sans doute pas été bien faite en Espagne. Cependant le succès des novilladas sans picadors où peuvent venir les familles et les jeunes compte tenu du prix modeste des entrées et de l’esprit festif qui y règne dessine des pistes pour renouveler l’intérêt d’un plus large public.