Le toro est l’acteur central de la Fiesta et pour tout aficionado mieux connaître et mieux comprendre le mystère du toro constitue de façon constante un enjeu majeur, c’est pourquoi le Club Taurin de Paris était particulièrement heureux d’accueillir Juan Carlos Carreño, un des plus connus et respectés de ces professionnels qui parcourent les élevages pour y rechercher les « meilleurs toros », soit pour des responsables d’arènes soit pour des toreros vedettes, et qu’on appelle veedor. Natif du campo charro, fils de Simon Carreño qui, après avoir toréé, s’est investi dans le choix et l’achat du bétail pour les arènes gérées par Pablo Martinez (le fondateur de la dynastie Chopera), consacrant dans sa jeunesse toutes ses vacances à suivre les cuadrillas sur les routes du monde des toros, Juan Carlos préfère au nom de « veedor » celui d’observateur de toros au campo. Pour lui, qu’il s’agisse d’identifier les animaux qui semblent susceptibles de permettre une brillante prestation à « son matador » ou de garantir une corrida qui réponde aux aspirations du public de telle ou telle arène, c’est par l’observation passionnée, experte et toujours renouvelée des toros au campo qu’on sert le mieux ses commanditaires. Cet art de scruter les toros, Juan Carlos l’a forgé progressivement sur le terrain en bénéficiant des leçons des quelques grands initiateurs, son père Simon tout d’abord mais aussi Teodoro « Matilla », José Luis Lozano ou Miguel « El Potra »… reconnus par tous pour leur talent à mobiliser mémoire, intuition et perspicacité dans cette opération complexe que constitue le repérage d’exemplaires prometteurs. Alors, au campo, quels aspects observer en priorité ? Quelles informations rechercher ? En réponse à ces questions la démarche décrite par Juan Carlos est à la fois globale et analytique. Il y d’abord ce que le toro « dit » immédiatement aussi bien dans son physique que dans son comportement, « ce qu’il ne dit pas dans la 1ère minute, je ne le vois pas », « je ne cherche pas de défauts ; si je n’en voit aucun, c’est que le toro n’en a pas », mais s’il y a un défaut, qu’il concerne sa vue, trahi par sa façon de regarder, ou sa motricité révélée par ses appuis, même à l’arrêt, cela est immédiatement enregistré. En même temps, l’observation porte sur plusieurs aspects morphologiques et sur ce qu’expriment les yeux de l’animal : le poitrail, le train arrière, le dessin de l’échine… en sachant que la morphologie a un impact sur le potentiel de charge, ce qui conduit à privilégier les exemplaires pas trop hauts de garrot, aux pattes avant assez courtes, au cou assez long pour permettre de bien baisser la tête dans l’effort de saisie les leurres. Quant à la configuration des cornes, elle n’a pas toujours l’importance qu’on lui accorde parfois avec toutefois des défauts à prendre en compte, celui des cornes trop orientées vers l’avant («il n’est pas bon que le toro puisse voir la pointe de ses cornes ») et celui des berceaux trop largement ouverts et dont la largeur ne parvient pas à tenir dans la muleta. L’expression du toro, la façon dont il fixe son attention, son regard sont aussi des éléments très importants à prendre en compte. Au delà de l’observation directe des animaux, des informations complémentaires doivent être recherchées auprès de l’éleveur avec lequel il est très important d’entretenir des relations de confiance et de respect, et surtout avec le chef de bouviers (mayoral) qui est souvent , comme c’est le cas pour Manolo chez Fernando Domecq ou Emilio chez Juan Pedro, celui qui connaît le plus à fond les toros et l’ensemble du cheptel de l’élevage. Le mayoral peut parler du comportement en tienta d’un produit de tel étalon et de telle vache et, le plus souvent, quand il dit que le n° 12 boite ou que le n°55 doit convenir à tel ou tel torero il faut le prendre en compte. En revanche se plonger dans les livres des éleveurs pour tenter de suivre les lignées (reatas) ne sert pas réellement tant chaque éleveur possède des critères et surtout des modes de cotations qui lui sont propres. En revanche, dans certains élevages, comme ceux de la famille Fraile dans la région de Salamanque, il convient d’apporter une attention aux noms des toros, qui, organisés par familles, apportent des indications précieuses sur le sang des toros, alors que dans d’autres élevages des croisements plus ouverts voire des échanges d’étalons ou de semences entre élevages rendent sensiblement plus difficile le suivi des lignées. Cette pratique d’observation et de jugement des animaux est toujours finalisée par les préférences du commanditaire, soit le style de charge qui convient au matador, soit le type de toros qui correspond aux goûts d’une arène ; travaillant d’une part pour Morante de la Puebla et d’autre part, entre autres empresas, pour l’ADAC qui organise la féria de Céret, Juan Carlos Carreño déploie son expérience sur une palette très large. Actuellement il n’y a que très peu de matadors de premier plan qui disposent d’un veedor particulier, c’est le cas par exemple de Morante et de El Juli. Il s’agit alors de trouver au sein des élevages des lots composés d’exemplaires qui semblent correspondre le mieux au type de toreo du « patron » et celui qui s’accordera le mieux au toreo de Juli n’est pas forcement celui qui conviendra au toreo de Morante ou à celui de Manzanares. Il faut chercher des qualités et des propriétés de charges différentes en fonction des toreros. Il y a des qualités qui conviennent au toreo puissant et dynamique de El Juli, d’autres au toreo stylé et en ligne droite de Manzanares et d’autres encore au toreo en cercle de Morante qui conduit la charge jusque derrière son corps ; ces tauromachies ne requièrent pas des toros le même équilibre entre bravoure, résistance, longueur de charge, port de tête. Dans le cas de Morante dont le toreo demande beaucoup aux toros, au point parfois d’en épuiser certains par son seul toreo de cape, il convient de rechercher des animaux ayant suffisamment de combativité et de potentiel de charge pour qu’ils ne s’arrêtent pas trop tôt. Dans le cas où l’observateur sélectionneur agit au service d’un organisateur de corrida (Séville, Madrid, Pamplona… ou Céret), il s’attache à répondre aux attentes de cette empresa en tant que « apoderado du public ». Ainsi, à Céret, les membres de l’ADAC commencent dès septembre à formuler des vœux en termes de races (encastes) pour le mois de juillet suivant (Saltillo, Santa-Coloma, Parladé…). A partir de ces premiers vœux, Juan Carlos dresse une liste d’élevages dans lesquels les organisateurs vont venir pour observer les toros et, après ces visites, ainsi qu’en fonction des disponibilités conjoncturelles et des coûts, les organisateurs délibèrent et arrêtent une commande précise. Ainsi pour juillet 2015, les choix s’orientent vers un lot de toros de Dolores Aguirre, superbe et disponible grâce à la défection de Pamplona, absente de Céret depuis de nombreuses années, vers un nouveau lot d’Adolfo Martin, élevage historiquement lié au arènes de Céret, qui y a donné un lot intéressant en 2014, et enfin vers un lot de Juan Luis Fraile, ces Gracilianos qui, pour des raisons sanitaires, ne sont pas venus en France depuis des années mais qui désormais disposent, avec la carte verte, du droit de revenir. A la question de savoir quelles hiérarchies s’établissent entre les options des empresas et celles des matadors dans le choix des animaux, aucune réponse unique ne peut être apportée. A part quelques grandes arènes comme Madrid, Pampelune… ou d’autres, comme Céret, ayant une longue tradition de priorité donnée au choix de l’élevage, comme, actuellement, les organisateurs veulent pouvoir afficher les vedettes pour remplir leurs arènes c’est souvent le choix des figuras qui est déterminant. Il appartient alors au veedor du matador de choisir des lots dignes de l’attente de telle ou telle arène. Le prix des toros est extrêmement variable selon la réputation de l’élevage et selon l’importance et la catégorie des arènes. C’est à Madrid et à Pampelune que les montants sont les plus élevés. Dans d’autres arènes de première catégorie, le coût moyen d’un lot est environ de 60 000€, soit 10 000€ par toro. Dans des arènes de seconde catégorie les prix d’un lot sont le plus souvent compris entre 36 000€ et 40 000€ mais ils peuvent se situer autour de 15 ou 16 000€ dans des arènes plus petites, sans parler de cas extrêmes où des bêtes peuvent être bradées autour de 10 000€ dans certaines petites arènes de troisième catégorie. Ce sont les élevages qui, sur leur seul nom, sont capables de remplir les arènes alors que l’affiche des matadors demeure modeste, qui peuvent demander les prix les plus élevés, mais les prix varient aussi en fonction des équilibres qui, chaque année, s’établissent entre la demande et le nombre de toros de quatre ou cinq ans disponibles. Un des effets de la crise et de la diminution du nombre de corridas a été de susciter dans toutes les ganaderias une sélection plus poussée et exigeante. Certains élevages prestigieux, qui, jusqu’alors ne le faisaient jamais, ont vendu plusieurs dizaines de bêtes de deux ans pour des novilladas sans picadors. Cette sélection accrue tend à augmenter dans tous les élevages la proportion de animaux « bien faits » et dont la morphologie apparaît propice à donner du jeu. A cet égard, le panorama de la cabaña brava actuelle est jugée par Juan Carlos comme plutôt favorable. Par ailleurs, les annonces relatives à la langue bleue n’ont pas de quoi inquiéter dans la mesure où les mesures préventives de vaccination ont été mises en place. Le calendrier de travail du veedor est particulièrement chargé ; dès la fin de la saison, en octobre, il doit entamer un long voyage sur la route du toro qui, pour notre invité, partant de la région de Salamanque, va le conduire successivement en Extremadura, près de la Sierra de Aracena, dans la province de Jerez puis, via Albacete, vers Madrid avant de revenir dans le Campo Charro. Dans chacun des principaux élevages, les toros prévus pour la saison suivante sont observés, examinés, jaugés et annotés un par un. C’est là une première étape car, entre octobre et le moment où ils sortiront en piste au printemps ou à l’été suivant, les toros changent beaucoup. Il conviendra donc de revenir en janvier ou février dans les élevages qui sont retenus afin de déterminer de façon plus précise les lots ainsi que les éventuels sobreros. Lors des ces choix définitifs, l’allure générale de l’animal, ce qu’il transmet par sa façon de se comporter, de réagir et de bouger, ce qui arrête l’attention sur son harmonie prometteuse, bref son trapío compte beaucoup plus que le poids. La bascule, promue il y a quelques dizaines d’années comme pierre de touche par certains éleveurs (en compétition avec des voisins disposant de races de moindre poids), est une mauvaise chose ; il est bien préférable de voir un toro de 480 kg ayant du trapío qu’un animal de 550 kg ou plus mais sans allure et souvent de peu de race. Ce qu’il faut garantir, c’est qu’on ne fera pas sortir du toril un animal « mal fait » et qui ne présente pas les meilleures garanties de jeu potentiel, après… on ne sait pas ! Parmi les nombreux facteurs qui peuvent avoir des effets sur le comportement des toros, ceux des conditions de transport ne sont pas à négliger. Même si désormais les camions sont bien équipés et si les routes sont bonnes, les toros demeurent ballotés dans des caissons étroits pendant de longues heures ; à leur arrivée dans les cours attenantes aux arènes, ce dont ils ont besoin c’est de boire, de manger et de se reposer. Quant au fait de savoir quels sont les effets de l’encierro sur le comportement des toros combattus à Pampelune, s’il est probable que la course matinale contribue à diminuer le stress, on peut aussi remarquer que rares sont les toros qui, l’après-midi, chargent avec style. En matière de toros, personne ne sait jamais rien, ni le plus expérimenté des mayorales ou le plus expert des veedores, ni même les vaches, dit le dicton, mais tous les participants à la soirée ont pris plaisir et un intérêt certain à en apprendre un peu plus sur les toros grâce à la remarquable expérience de Juan Carlos Carreño.